mercredi, mai 05, 2004

La vieille tenancière

Il n’arrive que très rarement qu’un Français entre dans ma minable kafana. J’y sers d’ordinaire de vieux désabusés, au bide plein de ma kroushka, une eau de vie que je fabrique moi-même dans l’arrière boutique. J’ai trois poiriers dans mon jardin, qui ne m’ont encore jamais trahie. Il y a toujours eu assez de poires pour saouler tous les pauvres types de la Voïvodina. Eh oui, quoi qu’en dise le Grand Commandant, le nombre de pauvres types ici est bien trop restreint pour que notre plaine arrive à nourrir ne serait-ce que leur femme et leurs enfants. Alors l’Europe... Elle se débrouillera bien sans nous, la déesse. Elle ne se gêne pas, d’ailleurs...
Pardon. Je digresse. C’est l’habitude de voir toujours les mêmes têtes, entendre toujours les mêmes discours, les mêmes douleurs, les mêmes aigreurs... La vie, ici, tourne en rond, et ne sort de son circuit que pour les grandes occasions. La guerre, le plus souvent. Parfois, la famine. Ce genre de choses...
Il arrive, toute fois, qu’un Français s’égare dans le coin. Nous aimons ce genre d’événement. Cela nous procure le plaisir de croire que nous ne sommes pas tout à fait oubliés, que nous avons suffisamment à offrir pour intéresser la clientèle occidentale. Alors, nous nous montrons généreux, amicaux, riches. Bien plus généreux, amicaux et riches que nous ne nous offrons à nos enfants. La plus part du temps, nous n’arrivons qu’à effaroucher ces gens habitués à la réserve, ces gens qui masquent tout sentiment sous des tonnes de réflexion. S’ils sont seuls à rire, c’est qu’ils sont bons pour l’asile. S’ils ne sont pas seuls pour pleurer, c’est qu’ils sont trop faibles pour vivre.
J’dis ça en toute conscience de la généralisation que j’y mets. Mes compatriotes ne l’ont pas toujours, cette conscience. Mais c’est l’avantage des nés entre deux chaises, des nul part chez soi, des étrangers par essence. J’ai vécu en France, il y a bien longtemps de ça. J’aime plus que n’importe qui recevoir un Français ici. Je me sens un peu plus chez moi, en compagnie d’un étranger. Et je sais, mieux que n’importe qui ici, qu’il n’a pu que s’égarer, que jamais, son but ne sera cette plaine.
Or, d’égaré, celui-ci n’avait pas que les pas. Les gens perdus dans leur âme, sur leur chemin de vie, aiment s’asseoir dans un coin, cachés à tous, mais ayant l’oeil sur tout. Ils aiment observer. Voir les repères avant d’engager leur pas. Comme si, à chaque mètre parcouru, ils risquaient de trouver un gouffre. Et s’y engouffrer.
J’allai donc le dénicher dans son coin, pour prendre sa commande.
- Parlez-vous français ? English peut être ?
Le sourire ample, je m’asseyais en face de lui, pour lui souhaiter la bienvenue.
- Il faudra me raconter ton histoire, jeune homme. C’est le prix de toute consommation ici.
- Je suis...
- Minute, papillon ! Je te sers d’abord. Quand tu te seras débarrassé de toute la poussière que tu traînes sur les épaules, alors, tu me raconteras. Vraiment.
Quelques kroushké plus tard, mes tziganes commençaient à entrer dans les oreilles du gaillard. La kroushka aide à comprendre le violon et la guitare. Mais pas autant que la danse. Je bue avec lui, histoire de montrer l’exemple. Dès qu’il fut près à oublier ses bonnes manières, je lançai mon verre par-dessus l’épaule. Le tintement du verre brisé l’effraya une fraction de seconde, puis, se rappelant probablement de quelque histoire de vodka russe, il but le sien, cul sec, et le fracassa contre le mur derrière lui.
La mélodie entrait en lui. Insidieusement. Se rendait-il compte que son corps y répondait déjà ? C’était un sensible. Enterré sous des tonnes de convenances, mais trop faibles encore pour résister à ma kroushka. Je lui traduisais quelques mots, par ci par là. Il n’en fallait pas plus. Les paroles étaient toujours simples, ridiculement simples, le genre cardiodynamique. Elles ne s’adressent jamais à l’intellect. Toujours à l’émotion. Pour en jouer, pour l’amplifier, pour en tirer toute la puissance, et pour l’atténuer, au bout du compte.
- Et toi, toi tu es resté seul. Et personne ne saura jamais ce qui s’est passé... Je ne bois pas pour... un mot qui n’existe pas en français : « oublier la douleur que tu m’infliges », ou quelque chose d’approchant... Je bois pour survivre... Vin noir. Yeux noirs. Tout est noir au tour de moi... Ici, le vin rouge est noir, oui... Un marin peut s’échouer sans son navire, mais dans un champ, sans mer, quelle scoumoune... Cette nuit, mon coeur souffre, cette nuit, mon âme est douloureuse... Mais je m’en fiche. Ce ne sont que des gouttes de temps... Ah non. Celle-là, je ne peux rien t’en dire. Je n’y comprends rien de plus que toi. Pourtant, c’est celle que je préfère. Ecoute... Ecoute...
L’y voilà. Debout. Les yeux fermés. Les bras grand ouverts, comme pour embrasser l’orchestre tzigane entier, l’y voilà comme né ici, chez lui, dansant avec le violon, ne sachant plus trop qui mène l’autre, grimpant sur la table, crachant sur un billet, le collant au front de l’accordéoniste, cassant des verres en rythme, expulsant toutes ses émotions, hors de lui, dansant avec, comme si c’était la plus jolie, la plus sensuelle des jeunes filles, secouant enfin toute la poussière de ses épaules, la contemplant dans les lumières, dansante, elle aussi, jusqu’à ce qu’elle retombe à terre, se laissant piétiner. Le violoniste joua cette mélodie, inépuisable, jusqu’à épuisement du jeune Français. Il s’écroula sur la première chaise, me héla pour une dernière kroushka, et lorsqu’il l’eut vidé cul sec, raconta...
- Asseyez vous... Asseyez vous... Que je vous paye mon ardoise.
Ce que je fis. Les yeux dans ses yeux. Sachant déjà qu’il ne dirait que l’essentiel. Et que je devrais me passer de détail.
- Je suis né marin. Je navigue à vue dans les eaux troubles. Mais je n’ai jamais vu ni navire, ni mer, ni océan, ni même, ruisseau. Je suis le paysan et le citadin, un gars qui ne vient pas de la campagne, qui ne vient pas de la ville... Que serait le capitaine Crochet sans sa mer ? Que serait le commandant Cousteau sans son océan ? Que serait un paysan sans son champ, et le citadin sans ses lieux de culture ? Ce que je suis. Un homme enivré de liberté, ne sachant bien qu’en faire, mais heureux de ce pouvoir, de cet absence d’attache, un homme d’ici et d’ailleurs, nulle part, et partout chez soi. Comme un nouveau né qui aurait le choix. Tous les choix. Y compris celui d’avoir un passé. Ou de vivre cet instant avec vous, si loin de tout ce que j’ai connu. Ou de m’en aller, maintenant, sans même l’impression d’une dette, sachant ce qui m’a été donné, et sachant ce que j’ai donné. M’en aller, ou le vent me portera, ou bon me semblera.
Alors, il s’en alla.
Depuis, j’attends. J’ai la barque. J’ai les voiles. J’ai les rames. J’ai les provisions. Ne manque plus qu’un courant favorable sur cette mer séchée depuis bien assez longtemps pour que seuls les livres d’Histoire s’en souviennent. Je suis née là, bleue marine, entre les champs et la grande ville. Qu’importent mes vieux os. Le jeune Français sait ce qu’il a donné. Et moi, maintenant, je sais que je prendrai la prochaine vague. Plus rien ne me retient ici. Mes hommes m’ont abandonnée pour une guerre sans idéaux. Je suis prête. J’attends.

[Ailleurs si j'y suis]