mercredi, juillet 07, 2004

Tchapara

La dernière conversation au téléphone avec mon père... Imaginez-le, avec son gros accent slave, ses tonnerres de rrr, ses emportements dans la joie comme dans la colère, et son actuelle déprime bien sue de tous, bien que bien tue à tous.

Il n’a vraiment pas eu de chance dans sa vie, ce gars-là. A 17 ans, il voulait être pilote. La seule chose qu’il avait réussie dans sa jeunesse de voyou, c’était le concours d’entrée à l’école des aviateurs. Manque de bol, l’école était trop loin du matriarcat, et la matriarche a été le radier sitôt qu’elle l’a su. Ce n’était que le début. Il y a des instants qui prophétisent toute une vie. Tout, dans sa vie professionnelle, lui a été gagné rien que le temps de lui filer sous le nez. Et c’est pour cette vie-là qu’il nous a délaissés, persuadé comme il l’est encore que son rôle se limite à ramener l’argent à la maison. Aujourd’hui, il a 59 ans, pas de boulot, pas de chômage, et pas de retraite. Alors il déprime. Normal. Il n’y a rien de pire pour un macho slave que de vivre aux dépends de sa femme.

- Tu sais ce que tu fais ? Tu prends...
- Free. Oui. Je sais, papa.
- J’ai pris ça, c’est très bien, j’ai plus aucun problème, maintenant, tu peux...
- Oui, je sais, j’ai fait l’inscription en ligne, j’ai vu.
- Tu peux téléphoner gratis, t’as quarante chaînes de télé...
- Je sais, papa...
- Tu payes juste...
- Papa, je sais. La freebox, le dégroupage, tout ça. Je sais. C’est bon.
- J’ai vérifié tu es dans la zone en travaux.
- Papa... Je suis inscrite...
- Oui bon. Allez, allez ma grande. Au revoir.
- Au revoir, papa...

Jamais rien su de moi autrement que par le biais de maman, le Padré. Elle date, l’incommunicabilité entre nous. Je crois même que sa naissance est mon premier souvenir. Un sentiment de légèreté. Les bras de maman tout autour de moi. Mon nez dans les seins de maman. Le parfum de maman, si rassurant... Le Soulagement. (Plus tard, je me suis achetée L’Air du Temps de Nina Ricci, juste pour me rassurer à temps plein, mais ça ne marchait pas. Il y a une alchimie subtile entre ce parfum et la peau de maman.)

Un premier souvenir, ça a ses limites. Mais il y a la Légende Familiale, ces histoires qu’on raconte volontiers à table pour amuser l’assistance, et pour se faire plaisir. Rien de tel qu’une histoire dont nous sommes les héros. J’en ai télescopé une sur ce premier souvenir.

J’avais un peu plus de deux ans. Ma tente, pour se faire rire, m’a appris à dire un mot de travers. J’avais bien compris que c’était pour de rire, alors pour faire rire tout le monde, je ne cessai de dire « tchapara » au lieu de « tcharapa ». (C’est insignifiant, mais pour que votre curiosité ne vous égare pas, sachez que ça veut dire, respectivement, « chauttesse » et « chaussette ».)

Et puis un soir, 20h tapantes, voilà le Padré qui se met en tête de me faire dire le mot correctement. Je commence par prendre ça pour un jeu, mais il s’énerve vite. Or, il faut croire que je n’ai jamais aimé que l’on me brusque... J’ai tout fait. Pipi, « tchapara », caca, « tchapara », ouin-ouin, « tchapara », popo, « tchapara », vomi, toujours « tchapara »... Et j’ai pas dit. « Tchapara ». « Tchapara ». « Tchapara ». A minuit, exaspérée, maman a sonné le time out. Elle m’a emmenée au lit. Premier souvenir. Le Soulagement. C’est long, quatre heures, pour une si petite fille... C’était une éternité en enfer... Alors j’ai dit :

- Maman... ? Tcharapa...

Maman a toujours su choisir le bon moment pour user de la culpabilité afin d’instaurer la paix. La voix de maman... Le baume pour toutes les plaies. Ouvertes ou fermées.

- Tu vas tout de suite aller dire ça à papa. Tu dormiras mieux après.

M’est avis que ce n’est que pour cette voix-là que j’ai obéi... Et que c’est cet événement-là qui a mis en place les relations dans le triangle (qui est très vite, par la suite, devenu un pentagone).

- Allez, allez ma grande. Au revoir.
- Au revoir, papa...

Et comme toujours, le mal de lui faire du mal, quel que soit le mal qu’il m’ait fait, me saute à la gorge. Et pour la première fois, incontrôlables, les mots jaillissent...

- Papa ?
- Dis- moi, ma fille ?
- Je t’aime, papa...

Rires gênés du Padré et raccrochage rapide. Et moi, incapable de raccrocher. Abasourdie par mes propres mots... Ho, les traîtres...

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