Je n'ai conscience qu'après coup, que je sens venir ce que je sens venir. Je ne sais jamais trop ce que c'est. Juste, ça me fait agir bizarrement, et penser des trucs indicibles.
Il y a eu le coup de l'éclatement familial, et je me dis, là tout de suite, après avoir écrit ce que je viens d'écrire comme je l'ai écrit, que c'était ptêt juste ça, je l'ai ptêt juste senti venir, et ptêt que la bombe, ce n'était pas moi, c'était juste la bombe, et je l'ai juste sentie venir, j'ai juste agis bizarrement, j'ai juste pensé bizarrement. Mais j'ai toujours su que je voulais juste empêcher quelque chose de grave, de douloureux, d'arriver.
Dans ma vie, j'ai plutôt eu la sensation de souffrir d'un manque d'imagination, pourtant le monde qui me connait s'accorde à dire que j'en déborde. J'ai une cousine enfermée dans une camisole chimique et un hôpital psychiatrique, et mes parents, depuis que je suis toute petite, m'ont empêché de faire certaines choses qu'elle faisait de peur que je ne finisse comme elle. Du genre, se parler dans un miroir. J'ai longtemps eu cette flippe. Que le monde ait raison et que j'ai tort. Que ce que je sais et vois en eux et qu'ils ne savent et ne voient pas en eux soit juste mon imagination que j'ignore en être et prends pour des réalités.
Alors peut être, peut être que je me fais des histoires. Peut être que je ne sens rien venir du tout. J'y ai jamais vraiment cru, du coup, n'empêche que c'est arrivé, chaque fois. Que je le dise ou pas. C'est arrivé. Comme je le sentais. Même si je ne savais pas bien ce que je sentais jusqu'à ce que je le vois arriver.
C'est... c'est dur à dire. Vraiment dur. Allez. Va pour la liste.
Après le coup de la retraite et avant que mon père ne tombe gravement malade, j'ai fait une fausse couche. Je l'ai sentie venir.
Le jour où je me suis faite faire des dreadlocks, je me suis foulée la cheville, et je me suis sentie très mal, vraiment très mal, aucun rapport à la cheville, mais comme si je venais de faire quelque chose qui entraînerait pour moi une grande souffrance plus tard. J'ai compris ensuite que je n'avais fait ça que pour que Yess'Papa s'occupe un peu de moi, parce qu'il en avait, c'était ses trésors, et il savait comment bien s'en occuper. N'empêche que les miennes, il s'en fichait. Il s'en est occupé quelques fois. Mais rarement. Quatre mois plus tard, je le quittais. Je devais partir quinze jours faire un périple en bmdoublepieds jusqu'à la mer, revenir deux semaines et déménager dans une chambre louée contre service. Popette à l'aventure, dodo dans les granges, sous les étoiles et tout. Et ces dreadlocks étaient un frein. Au stade où elles en étaient, y'avait pas d'autre moyen, je me suis rasée le crâne et je suis partie sans un sous, sans un cheveux sur le caillou, sans famille, sans ami, sans amour, avec juste l'interdiction de revenir comme c'était prévu, reprendre mes affaires et dire au revoir à la petite chienne que j'aimais tant et qui était ma seule joie ces neuf mois là. Ce moment de la cheville foulée, c'était une angoisse profonde, de ce moment qui arrivait.
Durant le périple, ma tante m'a appelée en larmes. Elle voulait que je lui dise que faire. Elle devait venir d'Allemagne voir mon père le 14 août, mais mon père, qui pourtant n'a jamais cru en rien, athée tout ce qu'il y a de plus coco, lui avait dit "J'ai hâte de te revoir, dépêche-toi, parce qu'ils étaient deux, ils sont venus me chercher, ils ont dit que c'était le moment, et j'ai pu leur dire non, pas tout de suite, j'ai pas terminé, et ils m'ont laissé, mais je ne sais pas combien de temps je tiendrai encore." Moi, qu'est-ce que je pouvais dire à ça ? Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, j'avais très envie de lui dire "Vas-y, le 8 il ne sera plus là." Mais je lui ai pas dit. Le 7, en fin d'après-midi, ma soeurette m'a appelée pour me dire qu'il était parti. Le 8, c'est sûr, il n'était plus là. Et ma tante ne l'a pas revu.
Quelques mois plus tôt, j'avais affiché une somme d'argent que je voulais gagner. J'avais lu des trucs sur l'attraction et j'ai voulu essayer. J'ai fait pas mal de choses que j'ai tenté de vendre à ce prix. Je sentais que ça marcherait, mais je sentais aussi que ça ne marcherait pas comme je voudrai. Mon papa était déjà malade. Et je ne voulais pas que ça se passe comme ça. Pourtant, ils ont vendu la maison fin juillet, et en décembre, sur mon compte, y'avait la somme exacte. Que je n'avais pas gagnée. Et dont je ne voulais pas, comme ça.
Plus tard, j'ai rêvé d'un enfant tout blond, angoissé, pleurant, j'ai appelé Yesss'Papa et j'ai su qu'il était dans une situation qui lui procurait ce sentiment.
Plus tard, j'ai rêvé de mon frère, tout de rouge vêtu, qui me serrait dans ses bras. Je me retournais et je voyais mon grand père, le père de mon père. J'allais l'embrasser, me disant "qu'est-ce qu'il fait là lui, il est pas mort ?" quand ses lèvres sont devenues celles de mon père, et que je l'ai entendu chanter en yougo "je suis joyeux, mais mon coeur est triste". J'ai pensé à l'enfant de mon frère qui devait naître, mais d'après les informations que j'avais, c'eut été encore trop tôt tout de suite. J'avais compté six mois, c'est tout. J'ai fait un truc bizarre dès le lendemain. Pour faire un jeu avec les copines, j'avais besoin d'une neuvaine. Avant ce jeu, je ne savais même pas ce que c'était. J'ai atterri à l'église Saint Sulpice, où j'en ai pris trois. Dont une à l'effigie de Saint Joseph, tenant un bébé dans les bras. J'ai eu très envie alors je l'ai laissée là bas, allumée dans la chapelle à Joseph, en me marrant à l'idée que mon père se retourne dans ses cendres que je lui fasse un coup pareil, et en le rassurant, dans ma tête, lui disant que c'était pas que pour lui, mais pour tous les pères de sa lignée, pensant à mon rêve, et chantonnant "dis l'oiseau, ô dis emmène-moi, retournons au pays d'autre fois", les imaginant tous voler, les pères et les fils, passés et à venir. Quatre jours plus tard, ma soeurette m'a envoyé la nouvelle de la naissance du fils de mon frère. Je m'étais trompée dans mes calculs. C'était bien le moment.
J'ai rêvé de mon père, que j'aidais à sortir du sable en le tirant par la main, et qui sans me voir courrait voir ma mère qui ne le voyait pas. Quelques jours plus tard, j'ai rêvé de ma Mamie, mère de ma mère, jeunette et toute grandie, immense. Deux jours plus tard, je recevais une enveloppe de sa part. Ca fait des années qu'elle nous envoie des chèques et des cartes pour nos anniversaires. Là, c'était des cadeaux. Ca m'a touchée. Son écriture de directrice d'école d'après guerre toute tremblante disait qu'elle ne se sentait pas très "vaillante".
Petit à petit, cette sensation de sentir venir se précise en moi. J'en suis à subir six trouilles bleues d'en deviner d'autres. Je préférerais que le monde ait raison, et que je sois simplement dotée d'une imagination que j'ignore. Là, elle manque franchement d'humour. Et si c'est ça, je lui apprendrai bien, moi, à m'jouer des tours pareils. Mais si le monde a tort, qu'est-ce que j'en fais ? Pourquoi ça m'arrive ? J'en ai pas la moindre idée. Et ça m'fiche six trouilles bleues, rien qu'à l'idée que j'puisse me mettre à l'accepter et y croire.
C'est... profondément... profondément déstabilisant.