Muche n’aime vraiment pas les maths. Nuche aimerait bien, mais elle reste solidaire. Popette, prof de bazar, commençait à y perdre son latin. Comment raisonner géométriquement un thème largement entamé à l’école, quand, avant même d’avoir lu le second mot d’un énoncé…
Muche : Pfff… Je déteste les maths. Ca me saoule.
Nuche : C’est vrai, elle déteste, elle a écrit sur sa gomme "Je hais les maths".
Quand l’heure de la libération ayant sonné, on vous attend au tournant voir comme elles sont grosses les conneries que vous racontez…
Muche : J’croyais qu’on devait se marrer en maths.
Nuche : Ouais t’avais dit ça, que tu te marrais avec les maths.
Muche : J’t’ai pas beaucoup vue te marrer, hein…
Popette : Non, là, c’est vrai, c’était pas drôle, même pour moi. Mais c’est difficile de se marrer quand y’en a une (j’vise personne suivez mon regard) qui refuse catégoriquement de jouer…
Muche : Oui ben, moi, j’attends toujours de voir comment ça peut être amusant, de jouer aux maths…
Nuche : Ouais, moi aussi…
Popette : Vous verrez bien…
Pas si sûre d’elle la Popette… Assez loin de l’être, même… Les propriétés des quadrilatères sont assez complexes à emmagasiner quand on ne réalise pas qu’il s’agit d’ensembles entremêlés.
Popette : Vas-y, dessine un quadrilatère quelconque.
Muche : Voilà. Il est quelconque.
Popette : A toi maintenant, dessine un trapèze en dessous, là.
Nuche : Voilà. Un trapèze.
Popette (trouvant la figure trop régulière, pas assez quelconque) : D’accord. C’est un trapèze. Et ça (un droit, placé à côté de l’autre), c’en est un ?
Muche : Non c’est un… C’est quoi ?
Popette : C’est un trapèze. Il a deux côtés parallèles et deux qui ne le sont pas. Mais il est spécial et ça se voit à l’œil nu, la preuve, tu as vu quelque chose de louche, de particulier. C’est un trapèze droit. Il a deux angles droits. Ou, si tu préfères, l’un de ses côtés est perpendiculaire aux deux parallèles.
Muche : Pffffiouuuuu… C’est chiant…
Popette : Tu ne parles pas encore la langue des maths, c’est normal, ça va venir. Quand ça viendra, tu pourras faire des phrases comme ça et tu sauras ce que ça veut dire. Regarde, celui-là (un quelconque) c’en est un ?
Muche : Heu… oui…?
Popette : Oui. Pourquoi ?
Muche : Il a que deux parallèles.
Popette : Voilà. Comme le droit. C’est parallèle ça ?
Muche : Oui.
Popette : Et ça ?
Muche : Non.
Popette : Voilà.
Muche : D’accord.
Popette : Maintenant, fais-nous un losange.
Muche : En dessous, là ?
Nuche : Ben ouiiii. Allez !
Muche : Oui bon voilà on va dire c’est un losange.
Popette : Un carré et un rectangle juste à côté. Voilà. Et un parallélogramme pour finir.
Muche : A côté ou en dessous ?
Nuche : Mais à côté ! Vas-y !
Popette : A toi, Nuche. Un cerf-volant.
Nuche : Comment je fais ?
Popette : Tu fais une croix. Non comme celle à Jésus. Voilà. Tu vois, y’en a une qu’est coupée au milieu, la petite, et l’autre non.
Nuche : Ah oui. C’est les diagonales ?
Popette : Oui.
Nuche : Je fais comment alors ?
Popette : Ben devine… T’as les diagonales…
Nuche : Je relie les points ?
Popette : Exact. Vas- y.
C’est là que ça se corsait. Elles mélangeaient tout. Côtés opposés et successifs, perpendiculaires et parallèles, "les côtés se coupent en leur milieu" et "les diagonales sont successifs". Aucune image, aucun concept n’était lié dans leur mémoire à ces mots. Elles vous les refourguaient dans tous les sens jusqu’à ce qu’elles tombent sur la bonne combinaison. Et elles me demandent à moi de ranger tout ça… Vous n’trouverez pas plus bordélique que la pomme à Popette. Y’a rien qui la gonfle plus que de s’occuper d’un objet qui ne lui est plus utile dans l’immédiat…
Popette : Bon. Regardez le quelconque. Il a l’air de rien, pas vrai ?
Muche : Oui, il est quelconque.
Popette : Ouais. Regardez, il aurait été un tout petit peu plus rond (juste à côté, une patate de la même forme arrondie), c’eut était une patate (insiste sur la prononciation dynamique du mot histoire de créer facilement une détente).
Muche & Nuche : Ouah ! Une patate !
Popette : Voilà. On va dire c’est la famille des Patatoïdes (entoure le quelconque et la patate).
Muche & Nuche : Ouaha ! Patatoïdes !
Popette : Exact. Patatoïdes. La petite famille des Patatoïdes (frappe l’ensemble du bout du crayon) appartient à une grande famille, comme vous, la famille qui vit dans la maison, la grande famille qu’on retrouve pour les anniversaires. (entoure tous les quadrilatères). Laquelle ?
Muche & Nuche : La famille des quadrilatères !
Popette : Exact. Dans cette grande famille, il y a d’autres petites, qu’on range à part. (entoure les parallélogrammes.) Pourquoi ces quatre-là se ressemblent ?
Muche : Ils ont quatre côtés.
Popette : Les quelconques aussi. Et là, et là, et là. Ils ont tous quatre côtés. C’est pour ça on les range dans la famille des Quadri Latères. Quadri comme quatre, et latères comme côtés.
Muche : Pffff…. J’ai toujours faux.
Popette : Ce n’était pas faux. Tu le vois bien qu’ils ont quatre côtés. Maintenant, dis voir, qu’est-ce qu’ils ont de différent des autres.
Nuche : Tous les côtés sont parallèles.
Popette : Je sais à quoi tu penses, c’est juste, mais ce n’est pas ce que tu as dit. Quatre côtés parallèles ça fait ça, ça ne se touche nulle part, il n’y a pas d’angles, ni de sommets.
Nuche : Pfff…. J’y arriverai jamais.
Popette : Si, essaye de dire ce que tu as vu dans ta tête.
Nuche : Ben ça c’est parallèle à ça et ça c’est parallèle à ça, partout, mais pas chez les trapèzes.
Popette : Voilà. Tu vois t’y arrives. Maintenant faut utiliser les mots maths. On dit : Les côtés opposés, sous entendu les deux paires de côtés opposés, ces deux-là et ces deux-là, sont parallèles deux à deux (fais deux fois les mêmes gestes pour désigner les deux-làs et deux à deux).
Et caetera. Et les rectangles. Et les losanges.
Popette : Voyez pas ? Un losange, on dirait un carré penché. Pareil pour le parallélogramme. On dirait un rectangle penché.
Muche : Un rectangle penché ?!
Nuche : Ah oui, on dirait…
Et les trapèzes. Et les cerfs volants. Fastidieux à souhait.
Popette : Bon. Vous allez en garder quelque chose de mes histoires de famille ?
Muche & Nuche : Ouiiii ! Alors y’a les familles des Patates ! Et heu… Patatoïdes !
Ben c’était pas gagné… J’en suis sortie piteuse plusieurs vendredis d’affilés. En contrôle, Muche arrivait à 4, Nuche à 8. Je sentais que Nuche avait envie d’avancer, qu’elle pourrait aller plus vite. Qu’elle se réfrénait difficilement pour ne pas abandonner sa jumelle. Je ne les ai pas encore séparées, pour que chacune avance à son rythme. C’est bien la solidarité. C’est un bon moteur. J’en avais besoin.
Il y a trois semaines, je suis arrivée en avance. Je les ai croisées sur leur chemin de retour à la maison. Muche était contente de commencer plus tôt pour en finir plus tôt. Mais finalement, on s’est retrouvées toutes les deux seules dans la cuisine, alors on a papoté dix minutes.
Popette : Prête pour affronter tes cauchemars ?
Muche : Pfff… Je déteste les maths.
Popette : Je ne pense pas qu’on puisse détester une matière.
Muche : Ben j’peux t’assurer que les maths, moi, je les déteste.
Popette : Je pense qu’on ne peut que détester les profs d’une matière.
Muche : … *sourire aux yeux bas, très bas*…
Popette : Je pense que tu es tombée sur un ou des profs que tu détestes pour une raison ou une autre, mais pas pour les maths, en elles-mêmes.
Muche : Ben oui, les profs de maths, c’est toujours pareil, il faut être super bon pour qu’ils te remarquent.
Ben voilà. Si ce n’était les maths, Muche aurait eu les félicitations. C’est une personne remarquable. Et elle a raison de le défendre. Comme elle peut. Et, vous verriez son regard, vous sauriez, elle peut. Farouchement.
Popette : Tu vois. C’est pas les maths. Moi, c’était la prof de musique. Elle m’a dit "Toi dans la chorale ?! Mais tu rêves ma grande, tu chanteras jamais, t’as pas la voix pour ça." Il y a toujours eu des profs qui pensent qu’il faut savoir avant d’avoir appris. Ils pensent que c’est ça, le géni, le talent, quelque chose qui vient de naissance. Ceux-là sont les plus injustes. Ils jugent les élèves selon ce qu’ils ont appris ailleurs, pas avec eux.
Muche : Oui, et moi j’ai beaucoup de retard. J’ai jamais rien compris aux maths.
Popette : C’est qu’on n’a pas su te l’expliquer, et qu’à force, tu ne te donnes plus la peine d’écouter. Tu n’entends jamais vraiment tout ce que je dis. Tu écoutes, parce que t’es gentille et que je suis gentille, mais je vois bien que c’est un effort, et tu ne peux pas te concentrer, à chaque mot que je prononce au sujet des maths, tu entends en même temps dans ta tête des "ça m’saoule" et des "je hais, je hais, je hais".
Muche : … C’est vrai…
Popette : Moi, j’en ai eu une, une seule bonne prof de maths. Grâce à elle, j’ai pu supporter toutes les tares des suivants et jouer avec. On rigolait bien avec elle. Les maths, c’était une grande énigme, avec plein d’enquêtes à faire, et moi, j’étais le détective. On avait droit d’utiliser n’importe quelle méthode, pourvue qu’on arrive au résultat. C’est pas comme ici. Ici, on t’apprend pas à trouver une solution mais à réfléchir selon une méthode. Et alors quand on avait bien travaillé, on avait droit à une petite cerise sur le gâteau. On avait dans la classe un guignol qui connaissait par cœur les comédies théâtrales du moment, et qui nous refaisait des scènes en fin de cours pour se quitter en rigolant. C’était une bonne prof. Avec elle, tu aurais aimé les maths.
Muche : … Mouais… Peut être…
Popette : C’est simple, Muche, on aime tout ce qu’on comprend et qu’on arrive à faire.
Muche : Ben c’est ça le problème ! J’comprends rien !
J’ai donc introduit dans les cours suivants des pauses hilares. Les trucs les plus hilarants concernent toujours les profs. Surtout quand on est en cinquième. Me leur suis foutue de la gueule de mes pires comme mon pote d’antan, théâtrale à souhait.
Pour clore le chapitre quadrilatères, on a fait un jeu de bataille avec les propriétés qui a beaucoup saoulé le temps de le faire, mais auquel elles ont pris plaisir à jouer.
Il faudrait tout reprendre au début. Ca prendra du temps.
Mais, la dernière fois, elles sont passées à un sujet tout neuf, tout frais. Elles avaient en devoir un exo qui nous a pris une heure et demie. Les profs sont vraiment graves, parfois. Celui-ci en tient une bonne couche. Il leur fait faire chez eux une activité censée leur faire comprendre la méthode de base pour comprendre l’addition et la soustraction entre nombres positifs et négatifs. Genre un môme, il va faire un exo et il va s’dire tout seul comme ça, ben j’ai qu’à refaire la même chose à chaque fois. Il s’en fout, le môme. Si on lui dit pas, tiens, c’est un truc pour t’en sortir à l’avenir dans ce genre d’exo, il va prendre un exo pour un exo, pas pour un cours. Bref. L’apprentissage à domicile et l’application en cours. Le monde à l’envers quoi.
Popette : Bon. J’vais vous donner ma méthode. Comme je réfléchis pour résoudre ça. Je sais pas si ça peut vous aider, d’autres réfléchissent peut être différemment, mais on va voir.
C’était la méthode à trouver à l’issue de l’activité. En gros, je leur ai donné la soluce avant qu’elles ne bossent. J’ai cru à une erreur, mais finalement, c’était ce dont elles avaient besoin.
Muche : Ah ! J’ai tout compris ! C’est la première fois que je comprends tout !
Hier, je l’ai retrouvée seule dans le bus, très énervée. Elle a eu un contrôle. Elle savait le faire, elle avait tout compris. Ben elle a perdu tout le temps à faire un exo qu’il ne fallait pas faire. Du coup elle aura quand même une mauvaise note.
Muche : J’suis dégoûtée…
Popette : Bah, c’est pas bien grave, t’es sur la bonne route, tu sais ce que c’est un lapsus ?
J’aime bien parler de choses compliquées aux mômes. C’est étonnant tout ce qu’ils peuvent comprendre.
Comme c’était les vacances, et qu’elles avaient bien compris, on a surtout papoté. Je leur ai sorti toutes mes théories comparatives sur les systèmes éducatifs. Ce n’était pas inutile. J’ai ressenti leur soulagement. Elles se sont senties déculpabilisées.
Muche : Ben toi, au moins, tu comprends…
Nuche est restée silencieuse et souriante. Elle laissait faire. Je sais que même si ce n’est pas tout à fait conscient, on a toutes les trois ressenti que le blocus se levait dans la discussion, et qu’il fallait laisser faire. Ca a pris une heure. Ben ça aura pris une heure. On a juste rapidement revu quelques exos.
Muche : Faudrait que tu nous expliques les divisions. Avec toi on comprendra peut être. L’autre nous disait toujours de la rappeler qu’il fallait faire des divisions chaque fois, mais on disait rien, on sait pas faire, c’est chiant. Mais avec tes méthodes on va peut être comprendre.
J’ai toujours peur que les parents m’envoient paître ma psycho ailleurs sous prétexte que j’suis pas payée pour. M’enfin j’sais pas apprendre quoi qu’est-ce à quiconque qui bloque sur le sujet. Je peux leur expliquer une fois le résultat visible. J’espère que Muche a raison. J’espère qu’elles comprendront. J’serais pas payée à rien fiche. Et j’aurais sauvé deux petites d’une grosse bosse de haine envers et contre les maths.
Moune a souffert de cette matière. Ca voudrait dire que sa fille aurait su la lui épargner. C’est étonnant comme l’école joue sur l’avenir des petits, une fois grands, et sur leur personnalité. Plus étonnant encore de compter ceux qui ne savent pas s’estimer à leur juste valeur simplement à cause d’un blocage affectif éclaboussé sur toute une matière. Quelque chose de totalement inutile et qui peut être évité, quelque chose d’aussi con que grimper sur une moto pour foncer sur un poids lourd en croyant qu’il n’y aurait pas de conséquence.
Ce qu’il y a de bien dans la vie, c’est qu’en matière de profs comme en d’autres, elle tend aux équilibres. Et en l’occurrence, j’aime bien être du côté tout blanc. Si j’y arrive avec Muche, si les conséquences étaient telles que je les prévois, je sortirais de mon gris clair toute fière !